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Episode 5 : Welcome to the new world

C’est une belle journée de novembre, si tant est que le concept soit recevable.

Je déteste novembre. Il revient systématiquement sans pourtant y être invité. Nous sommes jeudi, j’ai une fin de semaine exceptionnellement calme, je profite d’une mini grasse matinée et entend Jean-Pierre Pernoud et Brooks se préparer pour l’école. Jean-Pierre Pernoud a 11 ans, c’est une petite fille de sixième. Elle est maline, créative et drôle. Brooks est ma conjointe, elle a 45 ans, elle travaille dans la fonction publique.

Je les entend me lancer un rapide bisou à travers la porte, auquel je répond par un grognement d’ours sincère, avec un minimum de culpabilité de ne pas avoir assisté au rituel du petit déjeuner ce matin.

Le silence s’installe une fois l’auto éloignée et je prends conscience d’une sorte de plénitude, allongé sous une couette légère mais à température idéale, avec un filet de bleu à travers les volets roulants entrouverts. Il ne fait pas si mauvais pour une fin novembre.

Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait un point durant lequel je cochais toutes les cases positives. Du boulot, certes prenant, consommateur d’énergie, de temps, empilement de tâches d’organisation, visant à respecter des délais fixés les besoins d’une co-entreprise fructueuse… bref mais du boulot, avec de bonnes personnes, dans un bon environnement, avec de bonnes perspective, une bonne trésorerie professionnelle, une bonne ambiance à la maison, une toute nouvelle moto électrique pour défier les limites du temps, peu d’autres besoins, rien de luxueux et un hédonisme au premier degré : se contenter de ce que l’on a, tant qu’il y a du haut débit.

Je décide de rester en situation de plénitude quelques minutes avant de sortir le premier orteil. Cela fait si longtemps que je n’avais pas vécu ce fugace instant de la félicité personnelle, un de ceux où l’on se rend compte que la vie peut être porteuse de ces rares moments. Je n’en ai eu quatre ou cinq, de ces moments, pas plus.

Une minute se passe à dix-mille mètres. Le blaire en l’air, dans les éther.
Et d’un coup il s’impose : le pressentiment.
Il casse tout en donnant ainsi à cet instant son ultime rareté.
« Les résultats des tests sanguins de la petite. »

Je pose un premier pied sur le carrelage à 8h45. Je file déjeuner. Sur le bar de la cuisine, je saisis le coupon de retrait de l’examen sanguin de JPP. Je dois passer au laboratoire du centre ville pour récupérer les résultats.

Depuis quelques semaines, elle mange comme quatre, pisse comme pas deux, maigri de manière injustement facile, bois comme un trou et surtout, elle a une haleine qui remugle l’acétone malgré les brossages assidus.

Je mets cela sur la croissance, le démarrage des changements de l’adolescence, elle est en forme… S’il n’y avait pas cette lassitude, parfois, indigne d’une petite fille. S’il n’y avait pas ce visage fatigué, parfois, et cette faible résistance quand vient l’heure d’aller se coucher.

Je me prépare vite et me téléporte – il n’y a pas d’autre terme quand vous conduisez une petite moto électrique à la limite de la légalité – au laboratoire.

Il n’y a personne dans la salle d’attente. Je présente les papier et on me tend une enveloppe. Voulant laisser la place, je m’apprête à l’enfourner dans mon sac quand une femme me rattrape par le col. Elle me demande l’enveloppe et me propose de la suivre vers une salle de soin, à l’abri des regards et des oreilles.

Elle ouvre l’enveloppe, m’invite à m’asseoir et fait une courte pause. Puis elle parcours les trois pages des résultats et me montre une ligne en particulier : “C’est une forte glycémie, ce sont les signes d’un diabète”.

J’ai connu quelques personnes atteinte du diabète, je demande “C’est le diabète insulino-dépendant ?”. Je suis épaté d’avoir extirpé ce mot valise avec spontanéité. Se satisfaire de petites choses.

Je souhaite à minima un “non” de sa part mais j’obtiens un “oui”, avec la moue de rigueur.
“Vous devriez contacter la généraliste rapidement, elle est déjà au courant”.
Je la remercie poliment de m’avoir donné une des pires nouvelles de ma vie et je sors en oubliant mon casque que je retourne chercher en faisant une plaisanterie. Imperturbable.

Mais bien sûr, je viens de prendre un coup. Je suis debout mais la vague de panique est palpable, alerte tsunami géant sur mer d’huile. Mais je l’esquive, non par envie, mais parce que ce n’est pas la bonne chose à faire en cet instant.

J’appelle Brooks. Je lui explique. Elle comprend. Intimement, elle le savait. Elle reste stoïque et méthodique malgré l’émotion. Nous décidons de prendre les devants et de gérer la situation. Nous raccrochons.

Un monsieur d’un certain âge me hèle, curieux de ma mini moto, cet engin extra-terrestre pour celui qui a l’oeil. Tout m’invite à couper court, mais une fois encore, je prends un recul insensé et lui vante les mérites de cette révolution électrique, la praticien, l’instantanéité, la fin de la pompe à essence, la sensation de liberté avec le silence en plus, l’impression de piloter un vaisseau de Star Wars, l’autonomie, le rapport poids puissance favorable, malgré mon rapport poids volume défavorable.

J’anti thèse en argumentant sur le bilan carbone scandaleux de cette moto, de sa fabrication dans une zone industrielle chinoise à son utilisation dans la banlieue de Montpellier. C’est une très fausse bonne idée, mais comme elle procure tant de plaisir et fait gagner tant de temps, ce n’est pas grave.

Je salue bien bas le monsieur et retrouve immédiatement la sensation de l’épée de Damoclès que le destin vient de planter dans notre vie bien pépère. Nous consommions et travaillions, comme vous et moi, ce qui était censé nous remplir et nous suffire. Mais non, changement de programme. On descend du train et on est invité à rejoindre le quai d’en face pour embarquer sur un nouveau trajet.

Nous passons la journée à arranger nos emplois du temps. Les copains du boulot comprennent immédiatement et prennent le relais à 100%. Le secrétariat du médecin généraliste de JPP nous donne initialement un rendez-vous pour lundi. Je retrouve un numéro direct et peux parler au docteur. Je lui explique. Elle vérifie ses résultats reçus, marque une pause et me fixe rendez-vous à 16h30. La petite sort de l’école à 16h00, facile.

Brooks revient forcément plus tôt du travail et nous nous rejoignons à la maison. Nous débriefons les informations que nous avons trouvé dans la journée. Les généralités, le côté immuable de cette affection, mais nous n’avons pas de vision sur ce qui va se passer dans les prochaines heures.

Nous partons chercher JPP à l’école. A l’heure de la sortie, personne ne sort du collège, il semble vide. Une maman nous rappelle que les enfants étaient de sortie pour un spectacle dans une salle locale. JPP avait oublié de nous rappeler ce détail. Il est 16h20 quand on aperçoit la première file de la cohorte des enfants et on prend un moment pour repérer la notre.

Nous finissons par la retrouver, ravie de voir, fait rare, ses deux parents venir la chercher : “Pourquoi vous êtes tous les deux là ? On va faire des courses ?”

C’est l’instant précis où nous allons changer sa condition et lui donner une autre direction. Ce n’est pas injuste, ce n’est pas juste, c’est simplement médical. Sa maman commence et en trente secondes, Jean-Pierre Pernoud, maline, a déjà tout compris : “C’est pour la vie ?” – “Oui chérie”.

Dans la salle d’attente, nous ne sommes pas seuls. La nuit commence à tomber. Nous nous blottissons les uns sur les autres, perdus dans nos pensées respectives, assommés. Heureusement nous sommes reçus rapidement et le docteur est très clair : hospitalisation immédiate, il faut faire descendre le taux de sucre dans le sang.

Nous retournons à la maison en discutant, en faisant des suppositions, en tentant de deviner quel va être le programme à court terme. Une fois un sac préparé avec les basiques, nous partons pour l’hôpital. JPP est diabétique type 1 et nous allons apprendre comment gérer cela.

Une nouvelle vie commence.

Au même moment, Gang-Hu est lui aussi cloué au lit. Il est cinq heure du matin et il tremble de froid, dans la sueur. C’est venu d’un coup, en fin de journée hier. Il s’est senti très fatigué et est allé dormir tôt, sans manger.

Il se lève pour aller boire et sent les courbatures dans tous son corps. Il se traine jusqu’à la salle de bain et boit au robinet. Le miroir lui renvoie un visage pale et des yeux cernés.

Il retourne péniblement au lit et allume son téléphone. « Il faut prévenir le placier du marché, sinon je vais être facturé, demain je n’irai pas à Wuhan”

Le placier prend note de sa défection et lui confirme lui faire une fleur avec un si court délai. Pas de facturation. “En plus vous n’êtes pas le seul, j’ai deux autre marchands qui sont malades, comme vous”.

Il enfile un tee-shirt sec, change son drap de lit puis sa couverture et, épuisé, il éteint son téléphone et se rendort alors que Jean-Pierre Pernoud fait sa première dextro sangine et son premier shoot d’insuline en intraveineuse.

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